L’Ombre nue

Loin de moi, j’existe en moi.

Hors de qui je suis.

L’ombre et le mouvement en quoi je consiste. »

Fernando Pessoa

Qu’est-ce qu’une ombre ? Umbra.

Ce mot a servi à désigner une personne non invitée amenée par un convive à un repas, à une fête. Un intrus discret qui se faufile dans le sillage d’un ami, d’un complice, lequel aime se déplacer en compagnie de ce double effacé. Un drôle de rien, qui cherche à passer inaperçu – et pourtant…

Et pourtant, on le remarque. Il est troublant, cet inconnu, il peut même sembler inquiétant. Peur et fascination de l’ombre.

« Je sens que je suis rien que l’ombre

D’une silhouette invisible qui m’effraie »,

déclarait Fernando Pessoa dont le nom signifie « personne » et qui a tant joué les masques, les doubles, les hétéronymes.

De quelle silhouette invisible était-il effrayé ? L’ombre d’un moi en fragments flottait dans ses pas, il était hanté par d’autres ; par tout un peuple d’ombres. «  Sois pluriel comme l’univers » , disait-il, s’adressant à lui-même, à chacun, à personne.

Dans son cycle photographique l'Ombre nue, Aurore de Sousa montre comment, à travers leurs portraits, les ancêtres défunts s’invitent dans nos maisons avec autant de discrétion que d’insistance. Ils sont là, effleurant l’eau cendrée du verre d’un cadre, ou bien se présentant un peu de guingois sur le bord d’un miroir, ou encore à demi dissimulés sous la dentelle d’un napperon. Leur image n’est plus que l’ombre de leur corps, de leur visage, projetée par l’éclair de la mort qui un jour les frappa, les convoquant dans l’invisible.

Leur image est l’hôte de notre cœur à jamais en deuil d’eux, ces autres qui nous ont précédés, qui nous ont enfantés, qui sont en nous, qui respirent en sourdine dans notre propre souffle.

Ils nous rappellent à notre pluralité intérieure, par voie de manque et de chagrin. Leur trace est douleur et douceur, infiniment.

Qu’est-ce qu’une ombre ? Umbra.

Une image aussi floue qu’inconsistante, une apparence, un leurre. Et de là le sens glisse vers l’idée de fantôme , de chimère – une illusion d’optique, donc une sorte d’éblouissement blême, ou gris. Un presque, et pourtant…

Et pourtant, tant de présence y tremble, tant d’émotion en émane. La présence de l’absence.

« Quand finira cette nuit intérieure, l’univers,

Et moi, mon âme, quand verrai-je mon jour ?

Quand me réveillerai-je d’être réveillé ? »,

demandait Fernando Pessoa épuisé d’insomnie à force de poursuivre un songe extrême, de sans fin le sonder.

Dans l'Ombre nue , Aurore de Sousa conduit le regard à la limite de la visibilité, à la frontière fluente qui sépare – et d’un même tenant relie – la mémoire et l’oubli. Frontière poreuse comme une peau ; comme la peau de nos corps de vivants, de mortels. À travers les pores de notre peau chuchotent le souffle des défunts, leur voix saturée de silence. À travers le grain de la photo des disparus transsude leur présence. Ils nous effleurent le cœur du bout de leurs lèvres closes, ils nous caressent les paumes de leurs sourires plus légers que des plumes, ils nous enchantent l’ouïe de leurs inaudibles murmures. Ils ourlent nos paupières d’une soie de feu, et à chaque battement des cils nous les voyons s’approcher. Et aussitôt s’éloigner. S’approcher à nouveau. Intouchables.

Quand nous réveillerons-nous de cette insomnie du deuil, de cette veille d’amour aux confins du visible ? – «  Jamais », nous répondent les ombres.

Et ces ombres ne sont pas celles seulement des morts, des ancêtres ou des jeunes hommes de la famille tombés à la guerre, disparus en mer. Ce sont aussi celles de notre propre enfance .De notre enfance chaque jour plus lointaine. Mais l’enfant que nous fûmes nous regarde en silence du fond des limbes du temps, à fleur de papier, de miroir, et en toute innocence il nous demande : «  Qu’as-tu fait de moi, qu’as-tu fais de tes rêves, as-tu gardé l’esprit d’enfance ? Entends –tu encore sonner mon rire, bruire mes larmes ? Sais-tu toujours aimer comme alors tu aimais ? Entends-tu, dis, le sais-tu ?...

Il y a une sonorité de la photographie, une sonorité opaque, ténue, tremblée. Une sonorité qu’Aurore de Sousa fait tinter en finesse, entre mélancolie et ardeur, à travers ses portraits ombreux.

Umbra. Qu’est-ce que c’est ?

Une tache immatérielle produite par un corps interposé entre la lumière et la terre. Une trace éphémère, insaisissable, telles l’écume soulevée par un bateau filant en haute mer, la fêlure esquissée dans le bleu du ciel par le vol d’un oiseau. Un moins qui rien, et pourtant…

Et pourtant, tant de semences de rêve y sommeillent, tant de grains d’or y poudroient. L’or du rêve.

«  Tout se m’évapore. Ma vie entière, mes souvenirs, mon imagination et ce qu’elle contient, ma personnalité, tout se m’évapore »,

constatait Fernando Pessoa qui s’était tellement « dévêtu de son être propre » qu’il ne pouvait exister qu’en se revêtant de noms d’emprunt. Qu’en se travestissant, dans les mots, dans les ombres.

« Tout se m’évapore » : double réflexion par laquelle tout se dissout, le monde et moi-même. S’agit-il d’une conséquence, ou d’une absolue solidarité ? Est –ce parce que le monde alentour s’évapore qu’à mon tour je me dilue, me vaporise ? Ou bien le monde s’évapore-t-il à mesure que je me perds de vue ?

Aurore de Sousa joue de cette ambiguïté. Ses photographies sont des buées du passé se déposant sur la vitre du présent, sur le miroir tacheté du cœur. Ce sont des instantanés d’intemporel, des apparitions prises sur le vif de leur disparition ; à moins que ce ne soit l’inverse – des disparitions saisies sur l’instant de leur fugace apparition. Ce sont des fulgurations de mémoire sur fond d’absence, des éclosions des songes sur l’écorce glacée de la nuit. Ce sont des ondoiement d’ombres dans le clair-obscur du temps où passé et présent continûment s’enlacent, se compénètrent, et se fécondent.

Des ondoiements d’ombres nues qui «  se nous évaporent », d’un unique et frissonnant mouvement. Et qui, se et nous évaporant, se cristallisent dans nos yeux, se recondensent sous nos paupières, et nous mettent en arrêt, tout étonnés, bouleversés, devant l’inévidence du visible, devant le mystère de l’invisible.

Sylvie Germain